Kuugaluk (et moi)

La première "série" que je tente ! J'ai l'idée de départ, le reste c'est l'aventure :)
Si vous voulez laisser des commentaires vous pourrez le faire ICI.

* * *

  

Partie 1


12 juin 2011

Voilà, je viens de poster ma joie immémoriale sur la grande toile de facebook. 
Au moins je suis sûre qu'il en restera une trace... Parce que tout juste sortie du secrétariat avec mon petit papier (bien léger pour résumer plus de six ans de galère...) je sens déjà l'angoisse prendre le pas sur la satisfaction.
Voilà, je suis diplômée. J'ai 25 ans, et plus rien ne me retiens de vivre ma vie d'adulte. Rien... Sauf ce rêve stupide que j'ai depuis que je sais appuyer sur le bouton d'un numérique de partir quelque part loin de tout, prendre des photos d'arbres, des photos de nuages, des photos de routes... Et surtout, surtout, des visages, des tonnes de photos de visages. Et après ? Qu'est-ce qui m'empêche de travailler pour un salon de mode, ou pour des agences de publicité, ici, en Normandie, sans dépasser d'un pas la limite bien connue de mon petit univers ordinaire ?
Et franchement... Pour être tout à fait honnête, si je devais partir quelque part, ce ne serait pas n'importe où. Je peux mentir à qui je veux, mais pas dans ce journal, pas à moi-même. Si je devais partir demain, ce serait pour le revoir, lui, et pour prendre son visage en photo. Ses traits on dû changer... Comme un bon vin, il doit être plus mûr aujourd'hui ; où est-ce qu'il a toujours ces fossettes de gamin au creux des joues ?
Ma pauvre Elina, il est temps que tu te réveilles. Mais franchement, Fanny n'aide pas.
J'ai eu une discussion sur msn avec elle hier soir, d'ailleurs. Voilà un petit extrait :

 












Fanny a toujours été la voix de la folie :) Mais là... Est-ce que j'aurais tort de l'écouter, rien qu'une fois ? Je SAIS que ça fait grosse désespérée qui s'accroche à des souvenirs... Et que lui a dû passer à autre chose. C'est ça le pire : qu'est-ce que je fais si je me pointe et qu'il me balance le râteau du siècle ? Qu'est-ce que je cherche ?
Après cinq ans, il faut vraiment avoir un grain pour continuer de se faire des films sur son premier amour.
Je crois que je vais simplement me faire un thé et attendre les "j'aime" sur facebook. Me REJOUIR de cette nouvelle étape de vie. Car OUI, je suis HEUREUSE. Ou pas.
Pfff.... C'est desespérant. Allez, j'y go cher journal. A plus...         
15h32
* * *

Partie 2



15 juin 2011


Alors alors….
Choix vital à faire : y aller, ou ne pas y aller.
Je déteste le mojito, c’est tout petit et les gens hurlent pour s’entendre ; en plus ils passent de la musique cubaine, du coup les mecs croient tous pouvoir se dandiner langoureusement comme aux Antilles, sauf que ça passe moins à Paris, 13ème arrondissement.
Et puis, Guillaume sera là. Et comme je n’ai pas encore pris de décision honnête envers moi-même concernant cette idée hallucinée de pendre l’avion direction Canada, je ne vois pas comment je pourrais la prendre pour lui. Il attend ma réponse, je le sais… Le pauvre. Est-ce que je peux vraiment laisser reposer la fin de cette histoire sur un désir plus ou moins hystérique de remonter le temps de cinq ans à cette après-midi d’automne où j’ai quitté mon premier amour dans le hall de Charles de Gaulle ?
A phrase interminable réflexion interminable.
La vérité, c’est que j’aime bien Guillaume. C’est le petit copain « pratique », même promo, mêmes amis. Même routine… Soyons un peu sincère deux minutes, il me gonfle, et je le quitterai quoi qu’il arrive, que ce soit demain pour prendre l’avion, ou dans deux semaines même si je reste en France.
Ouf, ça fait du bien de prendre de saines décisions. Des décisions d’adulte. Et qu’est-ce que c’est, comme décision, de tout plaquer pour partir prendre des photos sur un autre continent (et par la même occasion traquer son amour de lycée dans les rues de Montréal) ? Sage décision d’adulte qui a économisé toute sa vie pour faire ce voyage et mérite bien un petit break, ou délire post-adolescent de midinette pas tout à fait revenue de ses histoires Disney préférées ?
Discussion avec Mathilde en ce moment :


Et là, je devrais répondre quoi ?....
Que ce soir je vais prendre une décision d’adulte et rompre avec Guillaume ?
Comme ça j’aurai le champ libre pour prendre un autre décision, beaucoup moins raisonnable ?



Voilà. Mon clavier a tranché plus vite que mon cerveau : je ne romps pas avec Guillaume.
Mais je vais quand même jeter un œil sur http://www.aircanada.com/
Parce que je suis née compliquée et je le resterai.
Vais me mettre en pyjama et comater devant un épisode de Grey’s anatomy.
Pauvre moi.
***


Partie 3
16 juin 2011

Non, je n'ai pas encore réservé. Je n'ai fait qu'ajouter Aircanada.com à mes favoris (et vérifier les horaires 10 fois dans la soirée). Une partie de ma pauvre raison s'accroche encore. C'est une petite musique sans grande intérêt mais rassurante comme un bon vieux tube de Nostalgie. J'en connais le refrain d'avance : reste avec Guillaume, trouve-toi un boulot de studio stable et moyennement bien payé, accepte d'être une adulte désabusée. Après tout, ça peut être follement excitant de photographier la nouvelle Nissan sous tous les angles comme le fait Guillaume (lui, ça l'excite vraiment).
D'un autre côté, il y a ça (mon dieu ça remonte... 2 mai 2002 !) :


Mots du lycée...Je les ai scannés. J'aurais l'impression de me séparer d'une partie de mon âme si je les jettais.
Mathéo Stévenin, où es-tu ? Est-ce que tu les as gardé, les lettres qu'on s'écrivait ? Et le ticket de cinéma pour Le voyage de Chihiro, tu l'as gardé ? Parce qu'on y est allés. Et je n'ai rien suivi du film (et pourtant, c'est un film magnifique).
J'ai résisté vraiment très fort, je le jure. Mais hier soir, tard dans la nuit, j'ai tapé ça :


Dire que ça ne m'était jamais passé par la tête jusqu'à cette dicussion avec Fanny sur le Canada. Un bon déni, ma bonne dame.
Et ben, j'ai bien fait. Cher amour de lycée, où que tu sois, tu n'es pas sur facebook. A moins que tu ne te caches derrière ce profil aussi vide qu'un supermarché la nuit ?


Et ton prénom, sans accent, vraiment ?
Un peu déçue, c'est vrai, mais quelque part ça me rassure. Tu n'as pas changé. Toujours résistant aux nouvelles technologies :)
Quand je pense que tu refusais de t'acheter un portable en terminale...
Il faut que j'arrête de le tutoyer dans ce journal, c'est limite flippant :)
allez, vaut mieux que j'aille me coucher. Demain je parle avec Guillaume et je lui dis que je pars au Canada pour un temps indéterminé, sans préciser les détails. Et qu'il veuille me quitter ou non... ça m'est égal.
à +...

* * *

Partie 4


18 juin 2011


Bon. Non seulement j’ai réservé le vol de 13h30 pour le 4 juillet, mais j’ai aussi annoncé à tout le monde que je partais. J’ai dit que ça serait pour trois semaines seulement, mais la vérité, c’est que je n’ai pas acheté le retour.
Aucune des discussions que j’ai eues ne m’a vraiment surprise.
Guillaume, en mode labrador :
Moi : « Je pars dans deux semaines au Canada. C’est mon rêve depuis que j’ai 13 ans, et je veux le réaliser avant d’entrer pour de bon dans la vie adulte. »
Lui (d’abord bouche ouverte, fermée, ouverte ; puis des larmes dans les yeux. Non, vraiment.) : « Oh… oui, je comprends… C’est super, ma chérie. Je viens avec toi si tu veux ! »
Moi (absolument pas subtile) : « NON ! »
Là, je me souviens que cette divagation canadienne quasi pathologique ne mérite pas que je m’acharne sur lui comme ça ; après tout, il n’a rien fait de mal (c’est peut-être ça le problème). Je tente de rattraper le coup :
« Je veux dire… Je veux faire ça toute seule. J’ai besoin de faire ce voyage. Ce sera pas long… Trois semaines, pas plus. »
Lui (vraiment labrador sur ce coup-là) : « Tu sais, même si tu devais partir cinq ans, je t’attendrais. »
Beuaaaark.
Bon, d’accord, je suis cynique et cruelle. Après tout, c’est le genre de phrase que toute fille rêve d’entendre. On crée des légendes sur des phrases comme ça. Mais pourquoi est-ce que ça ne me fait absolument aucun effet ? Pourquoi, quand j’ai rêvé qu’on m’attendait à l’aéroport de Montréal, c’était Mathéo qui se tenait au bas de l’escalator, en jean noir légèrement serré et veste en cuir cintrée ? (cuir marron, la veste. Et une chemise grise colle mao, avec des rayures plus claires. Je sais, faut que je me calme.)
Et puis, après Guillaume, ça a été Maman. J’aurais pu écrire cette conversation téléphonique bien avant de la tenir :
Elle : « Quoi ? Mais enfin, Elina, tu es enfin diplômée ! Tu crois vraiment que c’est le moment de partir je ne sais où ? Comment tu payeras ton déménagement ? Tu comptes toujours revenir sur Caen au moins ? Tu avais promis que tu reviendrais ! Tu crois que le loyer, et les frais d’agence se payeront tous seuls? »
Moi : « J… »
Elle : « Et Guillaume ? Pour une fois que tu dégotes un garçon qui veut bien de toi ! Il est parfait, ce garçon ! Pourquoi tu vas là-bas ? Tu ne cherches tout de même à le revoir, lui ? Oh mon dieu ! Dis-moi que ce n’est pas pour ça… »
(Pourquoi faut-il toujours qu’elle ait un radar pour ce genre de trucs ?)
Moi : « Non, c’est… »
Elle : « Tu es complètement folle ma pauvre fille ! Tu fais comme tu veux, mais moi je ne te suis pas ! Pas du tout ! »
Encore elle : « Redescend sur terre un peu ! »
Toujours elle : « Tu as 25 ans, tout de même ! »
Et pour finir, moi : « Salut, maman. On en reparlera quand je rentrerai. »
Pas besoin de retranscrire la conversation avec Fanny. Elle était complètement surexcitée. Après tout, c’est la seule à nous avoir connus ensemble.
Et moi alors ? J’ai réservé l’avion sur un coup de tête (et après plusieurs vodka-coca)…
Alors que tout ce que je sais de lui, c’est ça, et ça remonte à sa dernière lettre, le 12 juin 2006 :


Quand il m’a dit qu’il voulait qu’on se sépare, il a changé d’adresse e-mail et de numéro de téléphone. Et il a coupé court à toutes les relations qu’on avait en commun. Comme s’il voulait changer totalement d’identité…
Comme si j’avais tellement brisé son cœur qu’il voulait s’en créer un nouveau, tout neuf…
Je me déteste quand je repense à ça.
Quel droit j’ai d’aller le chercher là où il a voulu disparaître ?
….
J’espère que je n’ai pas fait la pire bêtise de ma vie en réservant ce vol.

* * *
20 juin 2011


J’ai fait un truc complètement crétin cet après-midi, dans le genre tripe d’ado : je suis retournée regarder Fresnel. J’ai pris le bus, je suis descendue, et j’ai regardé les lycéens de l’autre côté de la rue. C’est vraiment idiot, je sais pas pourquoi je continue de répondre à l’appel du passé comme ça ; et en plus je ne lutte même pas.
J’essayais de me souvenir où est-ce qu’on se cachait aux récrés, et je me suis rappelé ces mots qu’on avait écrits derrière la gymnase… Mon dieu, quand je pense à tous les lycéens qui sont passés par là. Ils ont dû se dire « encore des pauvres idiots ».
Oui, deux pauvres idiots…
Peut-être qu’on était stupides, un peu naïfs, ou tout simplement immatures… N’empêche que c’était un amour pur, sincère, comme j’en ai pas connu depuis. On était convaincus que rien ne pourrait jamais nous séparer.
Et ben, un billet d’avion a suffi, mon pauvre amour.

Pfff.
J’ai commencé à faire ma valise, petit à petit. J’essaye de le faire sans y penser. Je le fais d’abord pour moi, parce que je rêve de ce voyage depuis des années, et le reste viendra comme il viendra.


           Fidèle canon : check.
          Tu vas griller ta memory card, mon chéri. 


Guide du routard « Québec » : check.
Y’a toute une rubrique Montréal.
Mais pourquoi je pense à Montréal d’ailleurs ? J’y vais pour visiter. Visiter tout le Québec, sans aucune forme de distinction.
D’ailleurs je ne sais même pas si tu habites toujours Montréal

J
ournal de bord d’une tarée inguérissable : check.

Dico improbale mais relativement indispensable : check.


Et…


Ceci :



Quand je pense que j’ai porté ça pendant plus de deux ans… Bon, et depuis, je l’ai laissé dans le tiroir de mes petites culottes. Dire que je ne l’ai jamais regardé, que je n’ai jamais réessayé de le poser sur mon poignet, juste pour voir ce que ça donnait… Purs mensonges, bien sûr. Je devrais sûrement le laisser dans le tiroir, bien au fond.
Mais je me demande s’il a gardé le sien (pas en argent ni aussi explicite, je ne l’ai pas émasculé, pauvre garçon) ; mais cette belle gourmette en bronze qu’il portait à son poignet, perdu dans le flot de tous ses bracelets en cuir (ah, sa période anti-mondialiste).

Bref, voilà tous ce que j’ai mis dans ma valise pour le moment. J’irai pas loin avec ça, sauf si je me nourris de papier québéco-français et de passion.
En attendant, je vais m’enfermer dans le déni. Point de discussion avec Fanny sur Vous Savez Qui (non, pas Voldemort) ; encore moins de virée nostalgique où que ce soit (quand je pense que je suis retournée à Fresnel ! Non, mais je me fais peur parfois).
Je garde la tête FROIDE. Je souris GENTIMENT à Guillaume. Je me mens avec CONVICTION.
Yes, I can.
Allez, à la prochaine cher Journal. Tu seras sûrement dans la soute d’un avion la prochaine fois….
Aaaaaargh.

* * *


4 Juillet 2011


Je panique complètement.
Mon corps panique. Après six nuits passées sans dormir ou quasiment pas, des nausées n’importe quand n’importe où, trois migraines atroces (j’ai carrément fait le vampire : pas de lumière, pas de bruit, PERSONNE. Si j’avais pu, j’aurais commandé un cercueil pour compléter la panoplie. D’ailleurs je devrais le faire, parce que je vais MOURIR d’ici une heure), je résiste vaillamment mais commence à perdre sérieusement les pédales.
Les minutes semblent défiler à l’envers. L’aéroport est énorme, blanc, bondé. Je me suis trouvé un coin calme à côté d’un magasin de souvenirs et d’un petit couple de vieux.
Je m’accroche aux derniers bouts de raison qu’il me reste : je prends des photos. Y’a cinq minutes, j’ai monopolisé les prises du coin wifi avec mon imprimante portable. Les gens ont dû me prendre pour une folle (ce que je suis, je ne lutte plus). Il faut être cinglée bourrer sa valise avec un appareil photo gigantesque et son lot de zooms, de correcteurs, un diffuseur de flash gonflable, un trépied d’un mètre deux, un ordinateur et une imprimante portables ; plutôt que des paires de chaussures ou des pulls.
Et donc, j’ai pris ça :



J’ai eu honte de prendre la dernière. Ça faisait un peu perverse, ou paparazzi. Ou pauvre fille éplorée. Parce que je me demande si j’aurai ça un jour : la sensation d’être enfin à la maison dans les bras de quelqu’un.
Est-ce que j’aurai ça avec Mathéo quand il ouvrira la porte ? (s’il me prend dans les bras…). Qu’est-ce que je cherche au juste ?

Guillaume a pleuré quand je suis partie. Non, sérieusement. J’ai refusé qu’il m’accompagne à l’aéroport (pas besoin d’un labrador à la porte des toilettes pendant que je vomis une dernière fois avant de monter dans l’avion). Il ne s’est même pas énervé. Non, mais quel genre d’homme ferait ça ? Une part de lui sait très bien ce que je pars faire là-bas. Il n’est pas complètement aveugle non plus. Je veux dire, trois des nuits sans sommeil, c’est à côté de lui que je les ai passées, et c’était impensable qu’il me touche. J’aurais eu l’impression (attention, pensée complètement barrée) de tromper Mathéo si je couchais avec lui.
Et puis, il me dégoûte, c’est épidermique maintenant.
Le pauvre. J’ai dû me lever du canapé plusieurs fois pour répondre à une Fanny hystérique plus d’une fois ces derniers jours, et je suis CERTAINE qu’il a entendu une bonne partie des conversations. Et ce sourire débile qui éclosait étrangement sur mon visage de façon complètement aléatoire et incontrôlée… On ne sourit pas à un jambon-purée quand on est pas complètement malade (mais de quoi ?).
Et quand c’était pas les airs niais, c’était les nausées et les accès de Twilight-fever.
…………
Il est 12h53. Mon vol est ouvert.
A-a-a-a-a-a-a-r………..gh.
Priez pour moi. Cet avion va s’écraser ; mon coeur va s’écraser. Je pars dans un élan suicidaire absolument pathétique. Adieu, mon petit pays, adieu ma famille, chante Raphaël ; à la gare internationale, le vent nous entraînait, aussi loin qu’il pouvait, cet air je le connais…
Oui, je le connais ; c’est un air vieux de cinq ans. Un air plus familier que les autres ; un goût d’aventure, de baisers d’été derrière un gymnase de lycée, de temps suspendu.
See you in Canada, my friends… (or not)…
* * *

Toujours le 4 juillet (donc je ne suis pas morte)


Épuisée, vivante, paumée dans un cybercafé quelque part à Montréal.
Il a fallu que je marche, que je marche très longtemps tellement le choc a été énorme. Je me suis d’abord retrouvée dans un cimetière magnifique et un peu flippant, et il y avait un arc-en-ciel. Franchement, je ne sais pas si c’est un si bon signe que ça.
Comme je m’embrouille un peu les pinceaux, je vais reprendre depuis le début et laisser de beaux espaces bien délimités pour les photos (j’ai réussi à en prendre alors que j’étais malade de stress).
Arrivée à l’aéroport assez décalquée. Forcément, je partais à 13h30 et j’arrivais à 15h10, sauf qu’entre les deux, merci les fuseaux horaires, il y avait sept heures quarante de vol. Passée l’excitation du décollage (non mais FRANCHEMENT, c’est génial ! Moi qui prenais mon pied dans Space Moutain, et ben là c’est carrément dix fois mieux), et après avoir réalisé que j’entendais rien à mon lecteur Mp3, le temps a commencé à me paraître long. J’avais de plus en plus envie de vomir, ce qui est moyen glamour, et plus on approchait de Montréal pire c’était. Le seul truc marrant, c’était l’accent du pilote, un avant-goût du Québec. Ensuite, ça a été les tous petits bâtiments de l’aéroport tout là-bas en dessous des nuages, et les applaudissements quand on a atterri (j’étais pas mécontente d’être sur la terre ferme, un peu comme Space Mountain quoi).
J’avais envie de dormir en débarquant et ça m’a fait bizarre de voir le ciel aussi bleu, alors j’ai pris des photos




Et puis je me suis mise en tête d’aller jusqu’au bout de mon insanité, donc j’ai pris un taxi, qui heureusement n’avait pas trop d’accent, et j’ai dépensé mes premiers dollars pour me faire conduire rue Bégin.
Je sais pas si c’était une réaction de mon corps pour me protéger de l’ENORMITE de ce que j’étais en train de faire, mais je me sentais complètement shootée et un peu déconnectée. C’était comme si c’était quelqu’un d’autre dans ce taxi qui remontait les rues de Montréal vers un inconnu abyssal (et avec le recul, j’aurais préféré que ce soit quelqu’un d’autre).
La rue Bégin n’a franchement rien de magnifique en soi. C’est un boulevard avec des bâtiments de deux ou trois étages de chaque côté ; quelques arbres ; des poubelles. Le taxi m’a déposée sur une super place en revanche, et j’ai pris ça :

Ensuite, j’ai marché. Comme une spectre ; comme le Corps sans âme dans les Contes de Cataplasmes (toute mon enfance). Je ne me rendais pas compte de ce que je faisais, et avant de comprendre, j’étais devant le numéro 8, et comme je me l’étais promis, j’ai pris la sonnette en photo.
Quand je pense que cette photo, j’aurais dû la prendre il y a cinq ans, en allant rendre visite à mon petit copain pour la première fois chez lui, ça me tue.
Voilà la photo en question.

Il n’y avait que son nom, qu’un seul étage au bâtiment en briques rouges. Là, j’étais terrorisée, de la pointe des orteils (vernis en abricot pour l’occasion) jusqu’au bout des fourches qui me servent de cheveux.
J’ai sonné. Si si, j’ai sonné.
Et j’ai attendu. C’était atroce. Heureusement, il n’y avait personne dans la rue, parce que je suis sûre que j’aurais fait peur aux petits enfants. Si Halley Joel Osment était passé par là, il aurait pu dire « je vois des gens qui sont morts » tant je devais ressembler à un cadavre ambulant.
Après une éternité où j’ai cru que j’allais dégouliner de la marche sur le trottoir, la porte s’est ouverte.
Un choc. Je ne vois que ça qui se rapproche assez de ce que j’ai ressenti. Mon cœur a fait un bond dans ma gorge, j’ai bien failli m’étouffer en l’avalant. J’avais bien sonné chez « Mathéo Stévenin », j’ai vérifié du coin de l’œil tant c’était impossible que ce soit lui.
Cet homme pesait bien 120 kilos, et il était POILU, mais alors dans le genre croisé de Robin Williams avec Lucy la femme-singe ; une barbe brune sur la moitié du visage. Mais les yeux verts, oui, des yeux familiers, j’avais bien peur de l’envisager.
Il transpirait. Il portait un t-shirt taille 65 de l’Université de Québec, il avait un magnum au chocolat blanc en mauvaise santé dans la main gauche et une télécommande dans l’autre.
J’ai dû attendre que ma langue reprenne sa place habituelle dans ma bouche avant de bavasser comme une cruche :
« Ma… Mathéo ? C’est toi ? »
Je reviens, il faut que je paye une nouvelle demi-heure au gérant du cyber-café.
Ah oui, la photo de l’arc-en-ciel….

Beau, non ? Ouais, ben, croyez plus aux bonnes choses que c’est censée promettre pour le futur. Moi ça y est, j’ai arrêté d’y croire en tout cas.
* * *

Toujours le 4 juillet (je ne sais décidément pas comment je fais pour survivre)

Je vais essayer de retranscrire aussi fidèlement que possible le reste de la conversation, y compris les expressions que j’ai dû chercher dans mon dictionnaire une fois dans le cyber-café. Eh oui, avec cet accent, ça aurait difficilement pu être Mathéo. Je ne sais pas si c’est un soulagement ou pas, vue la suite des évènements… Toujours est-il, voilà mon premier bain de linguistique québécoise pure-souche :
Moi : « Ma… Mathéo ? C’es toi ?
Monsieur Paléolithique au magnum plus que coûlant :
- Matshéo ? Non, c’po moé, moé c’est Piââ’r (comprenez « Pierre »). Matshéo, l’habite plus lo. Prézin’t’min y’a plus qu’moé q’habite itsi… Pi asteure l’é partsi d’puis au moins six mois, lo. Pi m’a pas dzi où l’allait.
Là je me suis retrouvée comme deux ronds de flanc, complètement paumée. Il a dû penser que j’étais shootée ou quelque chose. Finalement, j’ai réussi à remettre en marche deux neurones et j’ai bafouillé :
- Euh… J’ai pas tout compris, je suis Française… Vous voulez dire qu’il est parti depuis six mois ?
- C’est ço. En tout cas c’fé une bonne secouss’, ço c’est sûr. S’tu veux j’po checker s’ya po laissé une adresse ou keckchose, mais j’pense po. T’es-tu son chum ?
- Euh… pardon ?
- T’es-tu ton chum à Matshéo ? Sa blonde ? Sa p’tite copine s’tu préfââr’ ?
- Ah, oui… Euh… Pas exactement. Enfin, si, disons qu’on a été ensemble à une époque. Je l’ai pas revu depuis longtemps…
- Ben attends-moé lo, j’m’en vas checker s’ya po laissé un mot, pi j’m’en r’viens.
Là, je comprends qu’il va vérifier si oui ou non mon cher et tendre, mon « chum » a laissé derrière lui une trace de son existence avant de disparaître pendant six mois. Six mois… Mais où es-tu parti, Mathéo ?
Deux minutes plus tard, l’imposant québécois revient d’un pas traînant et je constate qu’il ne reste plus que le bâton de sa glace dans sa grosse paluche. Et il reprend son baragouinage incompréhensible :
- Non, j’a rien, chui dés’lé… Pi l’a po d’cellul’ââr l’chum, alors ço vo pas êt’ facile d’savoir ouilé. Tout c’que j’sé, c’est qu’y avait mis des piastres de côté lo, voulait voyager, tsé, partir à yable vert pi pas rev’nir. Pi un jour lé partsi, mais ché po si c’tzé pour une job ou pour la faculté… Chui vrââment dés’lé.
A peine le temps de comprendre que Mathéo a plié bagage sans prévenir, sans laisser même un numéro où le joindre, que je sens la terre s’ouvrir sous mes pieds. Je me retiens à la chambranle de la porte. Mon gentil québécois, qui, à bien y regarder, a les yeux bleus, se penche vers moi d’un air inquiet :
- Té-tu malade ? T’as ben l’air tanné, lo. Tiens, tire-toi une bûche et calme-toé un brin !
Le voilà qui me pousse doucement vers une chaise sur laquelle je m’effondre. Je vois danser des petites étoiles sur le t-shirt Université du Québec du gentil collocataire. Mathéo… S’il seulement j’avais su que tu n’attendais que l’occasion de quitter la civilisation, je serais venue six mois plus tôt… En fait, j’aurais dû accourir cette première fois ; quand tu m’as envoyé ce billet en me disant que tu m’attendais ; que tu voulais qu’elle dure, cette relation ; que tu te battrais pour ça. Je n’ai jamais utilisé ce billet. Un soir d’hiver, alors que mon cœur endurci s’était convaincu jusqu’au bout de ses artères qu’il ne battait plus pour toi, je l’ai déchiré, mon amour. J’ai jeté ce billet, et avec lui ta promesse. Je ne sais plus comment me racheter, aujourd’hui… Et d’ailleurs, ce que je ressens n’a rien à voir avec l’argent.
Mon gentil québécois m’a ramenée violemment au moment présent :
- T’d’vrais aller vouââr à sa facultsé si un d’ses professôôr saurait po ouilé. C’est-tu po possib’ qu’soit partsi sans laisser d’trace lo. Tsé, c’t’un toffe, Matshéo, un chum correct, tu vo forcémîîn l’retrouver. Fais du pouce et trouve-toé un chââr, pi d’mande la facultsé d’Montrél lo, pi vas-t’en voir au dépar’tmin d’ethnologie.
- Il faisait des études d’ethnologie ? j’ai demandé, saisissant un mot familier dans cette bouillie verbale.
Hochement de tête convaincue du Québécois. J’ai compris qu’il me conseillait d’aller demander à un de ses professeurs. J’ai aussi compris que je m’étais mise dans la situation la plus dingue de ma vie. Alors j’ai remercié mon brave Québécois, et j’ai « fait du pouce » devant chez lui jusqu’à ce qu’un « char » veuille bien me conduire jusqu’à l’université.
Je passerai les détails. J’ai quand même pris une photo avant de m’enfoncer dans les dédales des couloirs.

Plusieurs Québécois m’ont guidée jusqu’au département d’ethnologie.
Et là, je suis tombée sur un petit homme à l’air particulièrement gentil et à la barbe blanche. Quand j’ai prononcé le nom de Mathéo, j’ai cru que j’étais Ali Baba devant la caverne des quarante voleurs, et que je venais de m’exclamer « Sésame ouvre-toi ! ».
Les yeux du gentil professeur se sont illuminés. Une chance pour moi, il n’avait pas une seule trace d’accent :
- Mais bien sûr que je le connais ! C’est notre plus brillant étudiant ! Il a obtenu une bourse pour étudier les populations indigènes de la région de Kuugaluk. (Kuga quoi ? ?) Il est parti voici six mois. Nous n’avons pas de nouvelles, mais, si tout va bien, il devrait rentrer avant la fin de l’année.
J’ai senti toute couleur quitter mon visage. Le professeur ne m’a proposé de « tirer une bûche » pour m’asseoir, mais il avait l’air extrêmement concerné. Je lui en suis gré. J’étais au-delà de la stupeur.
- Où vous avez dit qu’il était ? j’ai réussi à articuler après une bonne minute.
- Kuugaluk. La Rivière aux Feuilles si vous préférez. C’est la région la plus au Nord de notre pays. Des tributs Inuits y vivent encore. Certaines ont adopté nos rites et notre mode de vie modernes. Mais pas toutes. Mathéo voulait s’enfoncer dans les terres les plus sauvages, dans la forêt, là où seuls subsistent quelques individus.
- Et vous l’avez laissé faire ?
Je ne me suis pas rendue compte que j’hurlais. Le gentil professeur a sursauté, puis ses yeux se sont fendus en deux amandes brunes.
- Rien ne peut arrêter un garçon comme Mathéo.
C’est bien ma veine, mon amour. Je te hais et t’adore encore plus pour ça. Tu es allé jusqu’au bout de tes rêves, toi au moins.
- Je… Vous pourriez m’indiquer comment y aller ?
Le professeur a eu un petit rire de lutin.
- C’est un peu compliqué. Par contre, je peux vous donner l’adresse d’un cyber-café où vous pourrez faire des recherches sur le net.
J’ai remercié le gentil professeur.
Me voici donc sur le net. Voilà ce que m'apprend Wikipédia :
La rivière aux Feuilles est un fleuve de la région du Nunavik, située dans le Nord-du-Québec, qui se jette dans la baie d'Ungava.

Ses eaux proviennent du Lac Minto. Son cours mesure 480 km de long.
Son bassin fluvial couvre une superficie de 42 500 km2. Son débit est de 590 m³/s.
 La rivière doit son nom aux feuilles d'une variété de saule nordique, le Salix phylicifolia qui pousse le long des cours d'eau des régions septentrionales du Québec, des Territoires du Nord-Ouest du Canada, du Nunavut de l'Alaska et du Groënland. La rivière se dénomme en langue Inuktitut: "Kuugaaluk" (la grande rivière) ou "Itinniq" (où il y a de grandes marées). L'estuaire de la rivière aux Feuilles connait les plus fortes marées du monde (18 mètres)2.

Voilà qui me rassure.
Eh bien, j'ai envie de dire : cette histoire, elle n'est plus entre Mathéo et moi maintenant.
Elle est entre Kuugaluk et moi.
* * *

5 juillet, vers 8h du matin

Je me suis quand même pris une nuit pour me poser. Je m'étais convaincue que j'étais venue pour visiter, mais plus ça va plus je réalise à quel point on peut s'auto-persuader dans la vie. Aucun touriste sain d'esprit ne visiterait Montréal de cette manière : l'aéroport, une rue sans intérêt, un court passage dans un cimetière, l'université, un cyber-café quelconque, un hôtel quelconque puis RE l'aéroport.
Oui, parce que je n'ai que ça à faire, je reprends l'avion. Direction : Chisasibi (prononcer « chisaasiipii »). J'ai l'impression de m'envoler pour une bourgade paumée dans le désert Irakien, mais non. C'est bien au Québec, mais alors dans le genre bien au nord avec une seule piste d'atterrissage.
C'est la destination la plus proche de Kuugaluuk, la ville habitée la moins éloignée de cette foutue rivière qui, après réflexion, me tente tout autant qu'une incursion dans le désert irakien.
J'étais venue prendre des photos, et PEUT-ÊTRE en profiter pour voir si, par hasard, mon gentil amour de lycée habitait toujours dans les parages ; et je me retrouve à m'enfoncer dans une région inconnue où vivent des gens bizarres, qui parlent le « cri » et chassent le phoque (et qui sait, PEUT-ÊTRE prendre des photos).
C'est tellement dingue que je ne réfléchis plus. C'est tout juste si je prends le temps d'écrire ces quelques mots sur le bord de mon sac avant de monter dans l'avion.
Je me demande à quoi tient la vie parfois. Vous feriez ça, vous ? Monter dans un avion sans destination, juste pour le voyage ? Peut-être sur un coup de tête, avec une bande de potes, un week-end, pour rigoler. Mais pas toute seule avec une somme d'argent qui suffira pour l'aller, mais peut-être pas pour le retour.
Enfin, sans rire, avant, la seule folie que je m'autorisais c'était de prendre une rue au hasard quand je marchais en ville. Dans MA ville.

Chisasibi, 13h.

Je dois rêver. Si je trouve un cyber-café ici, j'aurai une chance de gagnant du loto.
Sérieusement : des gens vivent ici ? Parce qu'on croirait une banlieue défavorisée de la Lune. Je laisse des emplacements vides au cas où je ressors vivante de ce remake de la Colline a des yeux ET que je retrouve la civilisation.
 
  

 Beaucoup plus tard
Bon ok, j'ai fait ma crise de larme version Pékin Express (quand on est sur son canapé, on se dit toujours
" mais qu'est-ce qu'ils ont à chialer tout le temps ceux là ? Franchement, c'est bon, vingt minutes de marche avec un sac à dos et ils pètent un câble !" Et ben en fait, oui. Vingt minutes quand tu ne connais personne et que tu te sens aussi seule qu'une fourmi sur une branche... tiens, au beau milieu de la rivière Kuugaluk, tu rigoles moins.) J'étais étalée de tout mon long dans la poussière lunaire de Chisasibi, adossée à un vague poteau électrique et je m’évertuais à rendre un peu moins désertique le sol autour de moi à grands litres d'eau salée, quand une ombre s'est élevée sur moi. Assez carrée, l'ombre, moulée dans une chemisette à carreaux rouges et noirs, la barbe au visage, le cheveux sombre et bouclé. J'ai d'abord cru que ce bûcheron improbable n'était qu'une apparition (dans le style ville fantôme, ça tombait à pic). Mais quand il m'a parlé avec ce petit accent américain à peine perceptible, j'ai bien dû relever la tête.
"Vous allez bien ? Je vous observe depuis un petit moment, vous avez vraiment l'air perdu."
J'ETAIS perdue et j'en menais pas large, mais figurez-vous qu'à ce moment-là, la seule réflexion que j'ai pu me faire, c'est qu'un accent américain a quand même beaucoup plus de sex-appeal qu'un accent québécois. Non mais franchement "vu zavez vraïment l'ai' perdou", c'est juste adorable.
Je me suis essuyé les yeux d'un revers de manche et j'ai reniflé.
"Je voudrais prendre l'avion... Mais je sais pas vraiment pour où."
C'est tout ce que j'ai réussi à formuler.
"Oh... a murmuré le bûcheron américain. Je vois... C'est pas très compliqué, parce qu'il n'y a qu'une piste."
Il a eu un petit sourire, et franchement, c'était pas le moment. Dans la rubrique "crise de Pékin Express", j'ai joué l'acte 3 : je ménerve pour rien et je vais bien jusqu'au bout.
"Non mais vous êtes qui vous d'abord ? C'est quoi votre problème ? Vous vous la jouez américain qui sauve toutes les nations c'est ça ? Je vais très bien ! Je me débrouillerai, merci ! Retournez d'où vous venez ! J'imagine que vous avez des arbres à couper où des trucs comme ça ?"
Oui, j'ai été raciste, étriquée, ingrate et débile. Mais j'allais mal. Il a encore eu un sourire, et j'allais reprendre mon souffle pour en rajouter une couche, quand il a répondu.
"En fait oui. Je m'occupe des arbres. Mais pas pour les couper, pour les rassembler sur la rivière. Je viens passer l'été dans la région, tous les ans. Mon secteur, c'est la Rivière aux Feuilles, Leaf River. Ou kuugaluk si vous préférez."
"Kuugaluk ??!"
Et là je m'en suis voulu à mort.
"Oh, mais... C'est incroyable... C'est... Je..."
"Et c'est Stephen... Mon nom."
"Oh, oui... Stephen. Comme King ?"
"Pardon ?"
"Stephen King ? Comme Stephen King ?"
"Ah ! Oui."
Il a encore eu un sourire. Ça faisait briller ses yeux marrons.
" Et si vous voulez, même si je ne suis qu'un pauvre Américain, je peux vous prêtez une tente en attendant le prochain avion. Et je peux aussi vous dire où descendre de l'avion. Et quel bateau prendre pour aller sur la Rivière. Et quelle langue y parler. Ah, et aussi, quelle chemin prendre pour éviter les migrations de caribous."
Je dois l'avouer, je n'ai pas compris un seul mot de ce qu'il a dit. Mais j'ai rangé ma fierté à deux balles. J'ai su que cette nuit là je dormirais dans une tente, et j'avais raison.
Monsieur King dort dans la tente à côté. Je n'ai pas la moindre idée de qui il est, ni ce qu'il fait vraiment dans la vie. Mais je dois dire que s'il n'avait pas été là, je ne serais plus qu'une flaque au pied d'un panneau éléctrique.
Je suis toujours en vie et j'ai un toit au-dessus de la tête. C'est déjà ça.
L'entrée de Chisasibi6 Juillet

 
 
Situation très cocasse au beau milieu de mon désespoir : Stephen et moi avons dormi ( Dans une tente donc, MAIS pas la même. Oui je me répète. C'est peut-être que l'idée m'a traversé l'esprit... Je passe là-dessus. J'ai assez à faire avec Mathéo et Guillaume, les autres hommes n'existent pas), juste devant l'unique hôtel de Chisasibi (qui ressemble à ça :)
LE touriste de l'hôtel (on peut l'apercevoir en rouge dans sa petite parka) a bien rigolé en nous voyant émerger avec le soleil, vers 6h du mat.  Mon sauveur américain m'a fait un "bon" café sulfurisé sur son réchaud portatif. Vue la tronche des grands-mères du coin, on peut comprendre la qualité du café (coffee Grand-mââr' nord-québécoiiiss', lo coffee extraordinââr des ptzits dèj t'jours réussis, tabernac' d'calisse !)
Gentille grand-mère et son fils croisés devant l'hôtel



Stephen m'a expliqué qu'on allait prendre l'avion sur une petite distance, mais qu'après on n'aurait plus d'autre choix que de changer de moyen de transport. Je n'ai pas demandé de détails (voiture, bateau, chiens de traineau, caribous domestiques ?). C'était un peu pour lui rendre la monnaie de sa pièce : qu'une petite française sortie de nulle part lui demande en pleurant de tout plaquer pour lui montrer le chemin, et ne même pas demander ce qu'elle cherche aussi désespérément...  Il faut avoir une certaine dose de sang-froid.

Je ne doute pas qu'il en ait une sacrée dose.
Quand on a croisé deux ados (et encore je pèse mes mots, ils étaient si petits) portant des bois de caribous plus grands qu'eux, il n'a même pas sourcillé. Il doit être habitué à croiser tout et n'importe quoi dans le coin.
J'ai beau m’exclamer comme une grosse niaise, il ne souffle pas un mot. Ou alors, il jure entre ses dents en anglais quand un caillou se coince dans les semelles de ses bottes, et c'est tout.
 Étrangement, ça me rappelle Mathéo. Il pouvait être passablement silencieux, parfois. Mais la différence, c'est que selon ses humeurs, il partait dans des tirades enflammées un brin anarchistes ; et il savait aussi s'émerveiller des petites choses. A une époque, un rayon de lumière dans mes cheveux suffisait à l'occuper pendant des heures.
Bref. Quittons ces vieux bouts de mémoire ou je risque de fondre encore comme le magnum de Piââr'. Stephen m'a guidée en silence et le regard impassible jusqu'à l'aéroport ou un petit avion nous attendait. Je ne sais pas si c'est l'unique coup de fil qu'il a passé tôt ce matin, mais tout était organisé.
  
 Il s'est mis à pleuvoir alors qu'on montait à bord. Le commandant m'a gentiment prêté une carte du coin. Je repenserai longtemps avec nostalgie à ce bout de québec coincé entre le far-west américain et la toundra. En espérant que je n'y revienne jamais.
 De haut, le Nord du Québec n'est qu'une vaste lande où s'entrelacent les rivières, parfois jaune sable, parfois vert vif. Des montagnes surgissent de temps en temps, déchirant la terre sur quelques kilomètres.
Je me suis sentie à ce moment-là exactement comme cet avion : petite, au-dessus du vide, abandonnée aux vents. 
 A peine quelques heures d'avion, et nous sommes arrivés à Saguenay.
C'est beau mais je n'arrive pas à réfléchir. J'écris ces quelques lignes dans la voiture qui nous trimballe quelque part où Stephen voudra bien planter nos tentes. Il a juste dit avant de nous arrêter un taxi "Too many people."
Moi aussi, je trouve qu'il y a beaucoup trop de monde dans cette voiture. Stephen ne m'a rien fait, et je lui ai déjà montré le plus beau de mon caractère, mais là j'ai juste envie de l'égorger lui et le conducteur,  puis de pleurer roulée en boule sous le siège arrière. C'est triste et complètement paumé, à l'intérieur de moi. Je prends des photos de cette ville touristique et un peu froide, juste pour le souvenir. Et la carte de Chisasibi que le pilote a bien voulu me laisser.
Je me retrouvais bien dans cette ville fantôme où les âmes sont rares et desséchées par la rudesse du temps. Au loin, à travers le pare-brise, le désert de Chisasibi laisse peu à peu place aux sapins et aux lacs bordés de mousse.
Mathéo, où que tu sois... J'aurais tellement besoin de toi, là, maintenant. Que tu me prennes dans tes bras et me fasses oublier à force de me tenir que je n'ai plus aucune attache et que mon coeur n'a plus d'habitant.
... Je m'arrête là où je vais faire couler l'encre.
Saguenay
  
En mémoire de Chisasibi, Nord-Québec, région Cree où les Inuits ont le sourire franc et l'air sombre.



* * *